Fruits sanglants

De la caisse, tu entends le bip monotone.

Faire passer les marchandises à la caisse. Depuis que tu as décroché ce job dans un magasin discount, cela fait partie intégrante de ton quotidien. Une étrange combinaison de monotonie et de stress.

Tu te diriges vers les oranges. La seule chose qui te rappelle ton pays.

Ton regard se fixe sur le petit panneau au-dessus des oranges.

Ton cœur se met à battre fort. Origine : Italie. Ce fruit vient-il du verger où ton meilleur ami travaille illégalement?

Tu n’as plus de nouvelles de lui depuis longtemps, tu espères qu’il n’a pas été expulsé. Dans son dernier message, il t’a écrit qu’il ne pouvait plus supporter longtemps les conditions de travail dans la plantation.

Tu souhaites que vous ne vous soyez jamais séparés après les dures semaines passées dans le camp de réfugiés.

Mais alors que lui, en tant que soi-disant „réfugié économique“ du Burkina Faso, n’avait aucun espoir d’obtenir l’asile, toi, en tant que Syrien, tu t’es réfugié en Allemagne.

La pensée que tous les fruits ont été cueillis par lui te dégoûte. Derrière toi, quelqu’un grommelle quelque chose d’incompréhensible.

Au fond de toi, le désir de la douceur de l’orange, qui te permet de supporter la solitude, se bat contre l’amertume de savoir que pour cela, ton ami a probablement été exploité.

Mais qu’en est-il de ces oranges bio d’Espagne?

Presque deux fois plus chères. Tu as besoin de chaque centime pour permettre à tes parents de fuir la Syrie.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes: les produits bio sont en plein boom. Apparemment, de plus en plus de gens attachent de l’importance aux produits écologiquement durables.

Tu décides d’élargir la gamme de produits bio. Actuellement, le groupe utilise un label bio avec les normes les plus basses.

Pour pouvoir réduire encore les coûts, tu réfléchis à la possibilité de lancer ta propre marque bio.

Toute ta vie, tu as été à la tête de cette chaîne. Elle t’a apporté une richesse incroyable de 41 milliards d’euros et a rendu possible la consommation de masse pour les moins aisés.

Le concept de discount était une super idée, les premières années vous avez pu battre la concurrence avec des méthodes innovantes.

Mais ensuite, la vilaine guerre des prix entre les supermarchés a éclaté. Après avoir épuisé tout potentiel de réduction des coûts, ce fut le tour des salaires.

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Entre-temps, les salaires sont devenus si bas que tes employés eux-mêmes n’ont d’autre choix que d’acheter les produits les moins chers dans ton magasin.

Entre-temps, tu peux acheter un kilo d’oranges pour quelques euros – mais quel est le véritable prix?

Travailleurs exploités, destruction de l’environnement, changement climatique. Ta propre philosophie ne fonctionne plus depuis longtemps.

Cela ne peut pas continuer ainsi.

Comment peux-tu utiliser ton pouvoir de dirigeant d’entreprise pour provoquer un changement durable sans que l’entreprise ne fasse faillite?

C’est le printemps, il y a du changement dans l’air.

Depuis que tu as épousé Rebecca, tu te sens beaucoup mieux en Allemagne. Grâce à son aide, tu as même pu surmonter le choc et la tristesse lorsque la maison de tes parents en Syrie a été pulvérisée par les bombes.

Tu as appris à regarder vers l’avant et à ne pas tenir rigueur aux gens de leur distanciation occasionnelle.

La seule chose qui ternit ta nouvelle joie de vivre, c’est le travail toujours identique chez le discounter.

Certes, tu reçois désormais un salaire minimum nettement plus élevé et l’offre de marchandises sans plastique et issues du commerce équitable ne cesse d’augmenter.

Mais tu en as assez de ranger les marchandises dans les rayons, de changer la monnaie et de souhaiter une bonne journée aux gens.

Ta femme t’a dit que l’UE avait introduit un indice de durabilité et qu’elle soutenait des idées innovantes pour la transformation de l’agriculture.

Tout à coup, tu vois tant d’opportunités!

Jamais tu n’aurais pensé que Dresde pourrait se transformer à ce point.

Les gens te sourient maintenant dans la rue, te saluent amicalement.

Tout le monde ne travaille plus que quelques jours par semaine dans des emplois qui leur plaisent, car plus personne ne doit se soucier de manger: Tes fermes aquaponiques se sont répandues dans toute la ville et produisent tellement de nourriture que tout le monde peut s’en servir gratuitement.

Mais le meilleur, c’est que ton vieil ami du Burkina Faso est revenu.

Après la fermeture de son verger en raison des nouvelles réglementations de l’UE, il est retourné dans son ancien pays.

Avec l’argent qui lui a été versé à titre de dédommagement, il a créé une entreprise solidaire. Depuis, le concept d’agriculture solidaire est devenu très populaire au Burkina Faso.

Depuis que le continent africain n’est plus inondé de marchandises bon marché en provenance d’Europe, le pays s’est magnifiquement développé.

Dans deux mois, ton ami viendra te rendre visite avec sa famille et, après plus de 30 ans, vous vous retrouverez enfin.

Tu es soulagé de voir à quel point votre jardin en permaculture a bien résisté à la sécheresse dévastatrice de ces dernières années.

Il fait maintenant si chaud ici que tu peux planter les arbres de ton ancien pays.

Tu déambules lentement le long du petit sentier sec qui serpente à travers le jardin à la végétation dense, admirant les olives noires, les figues mûres et les jeunes orangers que tu as plantés il y a quelques années seulement.

Ce petit lopin de terre fait la fierté de ta famille, vous donne de l’estime auprès des habitants de la ville.

Cette année sera une bonne année, il y aura assez de fruits pour alimenter les cuisines ouvertes dans les quartiers.

L’époque où tu passais des fruits emballés dans du plastique sur la caisse du magasin discount n’est plus qu’un vague mauvais souvenir, tout comme les mois d’angoisse où tu ne savais pas comment allait ton ami.

Entre-temps, il vit lui aussi en Allemagne, est chef cuisinier des cuisines ouvertes et nourrit les élèves pendant la pause de midi avec des plats traditionnels du Burkina Faso.

Grâce au fait que tous les habitants de la ville partagent les repas, la solidarité s’est accrue.

Tu espères qu’elle sera suffisamment forte pour ne pas se briser face aux défis du changement climatique.

Tu es inspecteur du Comité Andaluz de Agricultura Ecologica (CAAE), en route pour contrôler les agriculteurs bio dans la région controversée d’Almeria.

Tu passes devant d’immenses serres en bâches plastiques, des puits et des systèmes de canalisation d’eau.

Les agriculteurs te font entrer dans les grandes serres. Il y a remarquablement peu de monde.

Les rumeurs sur les mauvaises conditions de travail sont peut-être infondées. Tu supposes cependant que les ouvriers ne sont pas venus travailler à cause du contrôle.

Tu marches lentement à travers la serre inondée de soleil, avec à tes côtés d’innombrables rangées d’oranges mûres.

Avec les échantillons de terre et de fruits pour le laboratoire alimentaire dans tes bagages, l’idée te vient soudain de te rendre une nouvelle fois dans les environs d’Almeria, à la lisière des serres.

Ce que tu vois te choque. Tu te trouves sur un sol desséché, dans une mer de plastique rongé, provenant des serres.

Cela va à l’encontre de tous les principes de l’agriculture durable!

Pourtant, tu n’as rien contre les agriculteurs, car le label bio sous lequel ils produisent a des normes extrêmement basses et n’interdit pas ces pratiques.

Il ne te reste pas beaucoup d’options.

Ennuyé, tu tires les marchandises sur la caisse, le bip monotone toujours dans les oreilles. Tu as remarqué que les gens achètent de plus en plus consciemment et font attention aux labels de qualité sérieux.

Les produits portant certains labels bio sont tombés en désuétude depuis qu’un inspecteur espagnol a dénoncé les abus sociaux et écologiques que l’on trouve même dans la production bio.

Entre-temps, tu es devenu très méfiant à l’égard des produits de ta propre filiale et tu as préféré rejoindre une communauté de consommateurs où l’on ne trouve que des fruits et légumes cultivés localement.

Au moins, ton ami t’a écrit pour te dire que, suite à l’action de protestation, les contrôles se sont également renforcés en Italie. Sa plantation a dû fermer et il a reçu un dédommagement important.

Apparemment, certaines exploitations essaient de soudoyer les inspecteurs pour qu’ils ferment les deux yeux.

Tu te demandes parfois quel est l’intérêt de tout ce système qui pousse les gens à tricher le plus souvent possible. Sur l’écran devant toi, les montants s’additionnent: 1,49€, 2,89€, 4,76€…

Contre toute attente, tu te mets à rêver. Ne pourrait-il pas y avoir un monde sans argent, sans prix, sans recherche de profit?

Lever les yeux

„Cela fait 21,33 €. Bonne journée“, dis-tu à la jeune femme, perdu dans tes pensées.

„Merci beaucoup, à vous aussi“. Elle t’offre un sourire radieux.

C’est ce sourire qui te donne le courage de croire en ton rêve.

Ton téléphone sonne. Tu es déjà allongé dans ton lit et tu lèves les yeux, étonné.

Un numéro inconnu.

Interloqué, tu réponds, la voix te semble familière. Il te salue en espagnol en plaisantant, mais tu reconnais tout de suite l’accent d’Afrique de l’Ouest.

Il te raconte qu’il a fui en Espagne lorsqu’il n’en pouvait plus de travailler dans le verger et que sa demande d’asile a été acceptée au bout de deux ans.

Il était dans un état terrible, longtemps hospitalisé, luttant contre le cancer et les maladies infectieuses.

Les médecins avaient déjà perdu tout espoir, mais il a survécu. Il travaille désormais pour l’autorité espagnole de contrôle biologique CAAE.

Son prédécesseur a été licencié après avoir été surpris en train d’envoyer de faux échantillons aux laboratoires. Ton ami fera mieux le travail, tu sais à quel point il est consciencieux.

Pour l’instant, il renvoie la plupart de l’argent qu’il gagne au Burkina Faso dans sa famille, mais dans un an, il aura économisé suffisamment pour venir te rendre visite en Allemagne.

Lorsque tu reprends connaissance, tu es allongé au bord du verger et tu plonges ton regard dans les yeux noirs d’un ouvrier dont tu as oublié le nom.

„Bois“, dit-il avec un léger accent tunisien et te met sa bouteille d’eau dans la main. Le soleil te brûle impitoyablement le visage.

Tu as dû t’effondrer pendant que tu supervisais le travail dans la plantation.

Trop de chaleur, en plus du stress, car les grandes chaînes de supermarchés font déjà pression.

Elles sont passées maîtres dans l’art de vous monter les petits producteurs de fruits les uns contre les autres, et de toujours faire  baisser les prix. Pour rester dans la course, il faut être prêt à faire des sacrifices.

Malgré tout, tu as un peu honte en observant les travailleurs de la plantation.

La sueur brille sur leur peau sombre, mais leurs visages ne montrent aucune émotion pendant qu’ils arrosent, travaillent la terre, récoltent les fruits.

Ils travaillent du matin au soir pour l’exploitation, dorment sous une bâche en plastique et se maintiennent en vie par pure force de volonté.

Parfois, tu as un peu l’impression d’être un propriétaire d’esclaves.

Secrètement, les ouvriers sont tout de même heureux d’avoir un travail, non?

Sinon, ils auraient certainement été expulsés depuis longtemps.

Mais fallait-il vraiment leur faire payer en plus ce matelas minable?

Ta dernière plantation est fermée. D’autres grands cultivateurs n’étaient pas aussi souples que toi.

À un moment donné, tu n’as plus pu résister à la pression des groupes de supermarchés et ton exploitation a été rachetée par d’autres agriculteurs.

Ce n’est que maintenant que tu es sorti de l’affaire que tu réalises la dangereuse spirale de la dépendance et de l’argent.

Partout, le sol se fissure à cause de la sécheresse.

La nappe phréatique est pompée, salée et contaminée, partout gisent des morceaux de plastique qui se sont fragilisés au soleil dans les plantations.

Pour la première fois, quelque chose se brise en toi lorsque tu prends conscience des conséquences monstrueuses de l’économie agricole d’exploitation.

Tu en as assez de ce système, assez de la soif de consommation de cette société.

Elle a perverti ton grand rêve d’être paysan en un cauchemar.

Tu te sens sans force, en fait tu ne veux plus que ta tranquillité.

Tu as un goût amer sur la langue tandis que tu guides les deux hommes fringants à travers le domaine viticole.

L’un de ces hommes a travaillé pour toi auparavant, l’autre, Hakem ou quelque chose comme ça, est son bon ami d’Arabie – ou de Syrie?

Ensemble, ils ont ouvert une épicerie fine qui a acquis une grande notoriété.

Ils se consultent brièvement et décident d’ajouter le vin rouge sec à leur assortiment.

Tu les envies déjà un peu pour leur ascension. Mais toi aussi, tu peux t’estimer heureux.

Au domaine viticole, tu as découvert pour la première fois comment peut fonctionner une agriculture durable.

Ici, ce ne sont pas le profit et la croissance qui priment, mais l’homme et la nature.

Malgré cela, la demande pour vos produits de haute qualité ne faiblit pas.

Tu espères que cette tendance se poursuivra et que tes petits-enfants pourront grandir dans une Italie où plus aucun être humain ne souffrira pour l’industrie alimentaire.

C’est si beau ici que tu as déjà oublié le monde d’en bas et tous ses problèmes.

Ici, dans l’isolement des Alpes, tu t’es construit une petite cabane, tu cultives tes propres légumes dans un jardin et tu as plusieurs chèvres et poules qui te fournissent le strict nécessaire.

La magie de la montagne t’a envoûté, mais le temps ne s’est pas arrêté pour autant.

Tu n’as pas remarqué à quel point tu es devenu vieux et maigre.

Mais chaque jour, tu as de plus en plus de mal à maintenir la plate-bande exempte de mauvaises herbes, ton dos te fait mal lorsque tu te penches pour arracher les jeunes carottes de la terre.

Depuis cinquante ans, tu n’as exploité personne, tu as pris soin de toi, tu as vécu en harmonie avec la nature.

Tu es fier de ce changement de vie. En même temps, tu réalises à quel point tu t’es éloigné du monde.

Un jour, tu mourras seul, ici, dans les montagnes. Personne ne t’accusera de tes actes, mais tu ne manqueras à personne non plus. Faut-il vraiment que cela se termine ainsi?

On frappe doucement, la porte s’ouvre. Tu vois la nervosité du jeune homme, pourtant il travaille déjà depuis trois ans dans la filiale.

Il te salue et te montre les photos de son ami sur son smartphone. Son ami les a prises en cachette, au risque de perdre son emploi.

Maintenant, il a disparu. On lui a probablement confisqué son téléphone portable.

Des tentes cassées entourées de déchets plastiques, des gens frustrés et irrités, des rangées de fruits interminables, un ouvrier qui se met les mains sur le visage parce qu’il a reçu un peu de pesticides agressifs…

Les images d’horreur ne veulent tout simplement pas s’arrêter.

„Les fruits que nous vendons ici viennent de ces plantations“, dit le jeune homme.

Son allemand est presque sans accent. „S’il vous plaît, ne pouvez-vous rien faire?“

„Je ne suis qu’une directrice de magasin“, rétorquez-vous, „je n’ai aucune influence sur nos contrats avec les fournisseurs“.

Les images ne te quittent plus. Si le discounter ne vendait que des fruits certifiés, rien de tel ne serait arrivé.

Mais beaucoup de tes clients gagnent tout simplement trop peu pour pouvoir acheter des fruits produits dans le respect des normes sociales et environnementales.

Que se passerait-il avec votre chiffre d’affaires?

L’esprit absent, tu tires les marchandises sur la chaîne, tu n’entends même plus le bip monotone.

Sur l’initiative de ta patronne, le groupe a introduit son propre label qui désigne les produits durables.

Utiliser un label déjà reconnu aurait rendu les marchandises trop chères.

Tu es reconnaissant à ta patronne d’avoir fait un effort pour toi, mais tu as des doutes sur l’utilité du label.

Les produits sont suspicieusement bon marché et tu ne crois pas que les normes sociales et écologiques dont le discounter fait la publicité soient vraiment respectées.

Tu n’as toujours pas de nouvelles de ton ami.

Tu as décidé de quitter bientôt l’Allemagne et de retourner en Italie pour le chercher.

Tout semble être comme d’habitude : le bip monotone de la caisse, la froideur des Allemands, les regards peu amènes, comme si tu devais partir d’ici.

L’apathie face à la souffrance dans le monde te fait frissonner.

La guerre civile se poursuit dans ton pays.

Seul le changement climatique s’est aggravé.

En voyant les vieux figuiers et oliviers qui ont survécu à la guerre et qui se dessèchent maintenant sous la chaleur, tu as fondu en larmes.

De toute façon, quand tu penses à ton ami, tu pleures tout le temps.

Ton ami n’avait plus la force de continuer à travailler dans le verger, mais il ne pouvait pas non plus supporter l’humiliation de rentrer les mains vides dans son pays d’origine, sans rien rapporter d’autre d’Europe que des callosités aux mains et aux pieds.

Après s’être fait confisquer son téléphone portable, il n’a même plus pu téléphoner à sa famille.

Depuis, tu n’as plus de nouvelles de lui.