Jouer à la bonne vie

Un grand ventilateur pousse l’air étouffant et épais du bureau contre ton visage.

La sueur coule le long de ton dos tandis que tu suis l’évolution de tes actions.

Les cours de la bourse sont élevés depuis des semaines.

Beaucoup trop élevés.

De nombreux experts parlent déjà d’une falsification des cours, de haute conjoncturephase de reprise économique, caractérisée par une croissance importante et rapide et mettent en garde contre le grand récessionralentissement économique, baisse.

La valeur des actions dans les énergies renouvelables a presque doublé en quelques jours.

Tes actionnairesdétenteurs d'actions arrogants devraient être reconnaissants d’avoir toujours eu le bon flairtoujours bien évalué la situation dans les opérations à risque.

L’oiseau vole droit sur toi et rebondit sur la vitre.

Ton regard se dirige vers l’écran. Mince alors !

Le cours de l’action des énergies renouvelables a perdu cinq points de pourcentage. C’est beaucoup trop. Tu tombes littéralement de ton fauteuil. Tout indique un crash financiercrise financière, la valeur de l'argent baisse.

Tu devrais plutôt investir dans les fonds de matières premières et le café ?

Ces secteurs sont certes spéculatifspas sûr, seulement attendu/supposé mais pourraient te rapporter de gros bénéfices.

Le vieux moteur s’arrête en pétaradant. Tu descends, vérifies que les sacs de café vides sont toujours sur le plateau du vieux camion.

Le gérant de la station-service se précipite déjà vers toi, ravi de cette clientèle tardive. “Je peux vous aider ?”, demande-t-il, “Comment voulez-vous faire le plein ? À l’électricité ?

Avec de l’hydrogène ? Ou avez-vous besoin d’une nouvelle batterie solaire ?”

Certains de tes proches, qui se sont reconvertis dans la culture de la coca et font des affaires avec la mafia de la drogue, ont maintenant l’argent pour s’offrir des motos électriques et des voitures à hydrogène hors de prix.

Toi-même, tu es resté à la culture du café et tu dois voir comment tu peux t’en sortir.

“Nous proposons désormais du biocarburant”, poursuit le jeune homme avec empressement, “c’est à peine plus cher que l’essence normale, mais vous pouvez ainsi apporter votre contribution à la protection de l’environnement”. La protection de l’environnement, c’est pour les riches.

Tu fais déjà de ton mieux pour prendre soin de tes plants de café. D’un autre côté, les prix sur le marché mondial sont relativement stables et tu as pu vendre toute ta récolte aujourd’hui.

Des forêts brûlent, des ouvriers chargent des souches carbonisées sur un camion… les premiers tracteurs roulent sur le nouveau champ de soja.

La forêt tropicale dense et impénétrable s’est transformée en une nouvelle production de biocarburant. Des images de familles amaigries défilent à l’écran.

Tu penses à tes propres enfants. L’avenir ressemble-t-il à cela ?

Tu as pris tes fonctions à la tête du groupe pétrolier en des temps difficiles : Le monde financier investit comme un fou dans les énergies renouvelables et de plus en plus d’actionnaires vendent leurs actions.

Tu étais convaincue que les biocarburants étaient la solution parfaite pour enrayer la chute des actions, assouvir la soif de profitgrande soif de profit des actionnaires et faire quelque chose pour l’environnement.

Tu ne sais pas quoi faire.

Tu dois maintenir le groupe rentablegratifiant, rentable et compétitif, après tout, 81.000 employés dans le monde entier dépendent de leur emploi.

En même temps, de graves remords t’assaillent lorsque tu penses aux conséquences de ta décision.

L’appel vient de ton bon ami qui spécule en bourse. Tu pourrais le convaincre d’investir dans la région locale afin d’offrir des perspectives à la population indigène et de protéger la forêt tropicale.

Mais les gens feront-ils confiance à une personne qui fait des profits à leurs dépens depuis des années ?

Tu pourrais aussi vivre à l’avenir sur un pied plus modeste, consacrer toute ta fortune personnelle à des projets de reforestation et d’aide alimentaire et lancer une campagne d’information auprès des clients.

Seulement, ce serait probablement la fin de la multinationale.

Lorsque ton amie t’a dit à l’époque qu’elle voulait abandonner toute sa fortune pour sauver la forêt tropicale, tu as simplement ri.

Mais ensuite, les protestations devant la bourse ont pris de l’ampleur et tu as dû donner beaucoup d’argent pour sauver la face.

Beaucoup trop d’argent.

La Colombie est chaude. Beaucoup trop chaude.

Tu ne sais pas pourquoi tous ces caféiculteurs qui viennent à la station-service pour faire le plein d’hydrogène de leurs camions sont de si bonne humeur.

Tu n’as pas beaucoup de raisons de rire depuis que tu as perdu toute ta fortune lors du dernier krach boursier. Tu t’es enfui en Colombie pour repartir à zéro, en tant que gérant d’une station-service à hydrogène. Les bons moments reviendront.

Les actionnaires t’ont viré.

Il était naïf de suivre les conseils de ton ex-petite amie et ancienne PDG d’un groupe pétrolier et d’investir dans des projets environnementaux en Argentine.

Pas étonnant que le groupe ait fait faillite.

Maudits actionnaires… le cours des projets environnementaux s’est redressé après quelques mois et s’envole désormais totalement.

Malheureusement, tu ne vois plus beaucoup d’argent. La grosse BMW a disparu et tu es coincé dans une petite cabane en Colombie.

Un petit commerçant t’a fait miroiter cet élevage d’oiseaux. C’était l’occasion de faire beaucoup d’argent.

Malheureusement, la demande d’oiseaux de luxe s’est effondrée quelques semaines plus tard. Personne n’aurait pu le prévoir. Tu t’es retrouvé avec ces oiseaux rares de la jungle.

Des sales bêtes. Ils mangent beaucoup trop.

Des catastrophes naturelles et des émeutes sanglantes ont coûté la vie à de nombreux citoyens au Venezuela.

Tu as chargé l’armée de prendre des mesures drastiquesclaires, très fortes, ici aussi restrictives pour que le chaos ne prenne pas le dessus dans le pays.

Actuellement, ton gouvernement ne peut se maintenir que parce que tu contrôles les grands champs pétrolifères du Venezuela.

La faim de pétrole est grande et l’exportation de pétrole est la seule activité sûre qui rapporte de l’argent à l’État. Si celui-ci s’effondre, même pour une courte période, l’économie vénézuélienne tombera dans un trou profond.

L’inflationdévaluation d'argent prendra des proportions incontrôlables et l’armée pourrait te tourner le dos.

Les services secrets américains n’attendent que les premiers signes de faiblesse pour t’éliminer. Les voix critiques au sein du peuple se font de plus en plus entendre, il est grand temps d’agir.

La République populaire de Chine t’a proposé un échange : Tu vends plusieurs ports du Venezuela et des licences d’exploitation pétrolière et, en échange, des ingénieurs chinois vont aider à installer des centrales hydroélectriques et solaires au Venezuela.

La patronne d’une grande compagnie pétrolière t’a également fait une offre lucrativetrès rentable:

Ils t’aideront à extraire du pétrole tout en veillant à ce que la situation au Venezuela reste stable en parlant en bien au gouvernement américain.

“再见”, le robot au sourire amical te dit au revoir lorsque tu quittes la bourse vénézuélienne. Beaucoup trop de chinois.

Addis Abeba, Le Caire, Hanoï, Tokyo… Partout où tu vas, le chinois est la nouvelle langue officielle. Tu ne supportes pas le son étrange de cette langue.

Tu te propulses à une vitesse supersonique à l’autre bout de la ville, où tu es accueilli par un autre robot dans ton hôtel d’affaires, à 400 mètres au-dessus du sol.

Tu détestes ce mode de déplacement. Beaucoup trop rapide, il te donne toujours la nausée.

Tu laisses ton regard errer sur l’immense skyline. Les Chinois ont investi massivement dans leur nouveau territoire d’outre-mer.

Le développement technique de Cáracas peut se mesurer à celui de métropoles mondiales comme Pékin ou New York. Le pays est stable, les citoyens docilessages, se soumettent sans résistance. Seulement, on n’a plus entendu parler depuis longtemps de l’ancien président, qui avait alors conclu le premier accord avec la Chine.

Avec le recul, c’était une erreur de s’installer au Venezuela. Pendant 20 ans, l’économie a été en plein essor et tu as vraiment fait du cashanglais pour argent, profit. Puis le pétrole a été pompé.

En un clin d’œil, plusieurs centrales nucléaires ont été construites sur la côte vénézuélienne. Tu as bien sûr investi lourdement.

Mais ensuite, les réacteurs ont été frappés par plusieurs cyclones et un tsunami meurtrier.

Le système de refroidissement de plusieurs réacteurs a cessé de fonctionner et le cœur du réacteur a fondu, contaminant le pays de manière nucléaire.

Tu as pu sortir du pays avant que les pays voisins du Venezuela ne ferment leurs frontières en raison du nombre de réfugiés qu’ils ne pouvaient pas gérer.

Maintenant, tu partages ton lit avec deux autres patients gravement malades. Diagnostic : cancer de la peau à un stade avancé.

Le camion – chargé de grains de café – disparaît de ton champ de vision et le soleil couchant irradie les plantations récoltées.

La dernière cargaison.

Épuisé, tu poses le panier de bois vide sur le sol. Avec tes proches, tu as cueilli chaque grain à la main.

Ton mari est penché sur la table de la salle à manger, il donne à manger au petit. Les taches sur sa peau ne peuvent plus être ignorées.

Tu espérais pouvoir enfin acheter des médicaments pour ton mari, mais le prix du café sur le marché mondial est si bas cette année… tu ne pourras de nouveau pas rembourser ta dette à la banque.

Et que se passera-t-il si le prix du café baisse encore plus l’année prochaine ?

Les femmes du marché t’ont parlé du concept de “commerce équitable”, qui promet aux paysans un revenu sûr indépendamment du prix du marché mondial.

Mais tu ne sais pas si le prix sera suffisant pour acheter les médicaments de ton mari. Une autre possibilité serait de cultiver de la coca au lieu du café.

Ton cousin a des liens avec la mafia de la drogue et veillerait à ce que tu obtiennes un bon prix pour la récolte.

Rejoindre la coopérative de café était une bonne décision, car non seulement tu gagnes plus, mais tu as aussi le droit de participer aux décisions de la coopérative.

Lors des assemblées, tu décides dans quels projets la coopérative investit les primesbonus d'argent que vous recevez lorsque les ventes en Allemagne et aux États-Unis sont bonnes.

Avec cet argent, vous avez construit une école secondaire avec de bons enseignants.

Sur le mur, il y a une bannière avec un label de commerce équitable.

Grâce à ce sceau, tu gagnes certes plus, mais ce n’est rien comparé aux supermarchés en Europe qui prennent une grande partie de la majoration des prix.

Les membres de l’initiative sont pris dans des discussions enflammées. Une paysanne souhaite faire partie de votre coopérative de petits paysans. Le problème, c’est que vous produisez déjà plus que ce que prévoit le contrat que vous avez conclu avec les acheteurs d’Europe.

Vous devez vendre les excédents à de mauvais prix sur le marché mondial et il n’y a alors pas assez d’argent pour acheter les médicaments de votre mari.

Accepter un autre membre pourrait encore aggraver le problème.

“Silence, s’il vous plaît !”, crie la présidente et le bruit autour de vous s’apaise, “Nous allons voter maintenant !”

Les choses ne se sont pas passées comme tu le craignais.

La demande de café équitable en Europe augmente chaque année.

Votre coopérative de café s’est associée à d’autres coopératives similaires dans le monde entier.

Ensemble, vous avez pu négocier un nouveau contrat qui fait en sorte que les principaux revenus du commerce équitable n’aillent pas dans les caisses des supermarchés en Europe, mais reviennent effectivement à votre coopérative.

La coopérative prend désormais en charge les frais de traitement de ton mari et vous avez pu accueillir d’autres paysans.

Tu envisages l’avenir avec confiance.

L’esprit mondial de solidarité vous aidera, vous les petits paysans, à lutter contre les défis du changement climatique et de la spéculation sur les matières premières sur les marchés financiers.

Les choses ne se sont pas passées comme tu le craignais.

La demande de café équitable en Europe a fortement augmenté et ta coopérative a pu négocier un nouveau contrat qui fait en sorte que les principaux revenus du commerce équitable n’aillent pas dans les caisses des supermarchés en Europe, mais reviennent effectivement à votre coopérative.

Tu as maintenant l’argent nécessaire pour subvenir aux besoins de ton mari et tu peux t’estimer heureuse.

Néanmoins, tu ne peux t’empêcher de penser au sort de la paysanne que vous n’avez pas acceptée dans la coopérative à l’époque.

Tu espères le meilleur pour elle, mais tu as le pressentiment insidieux qu’elle commande maintenant des plantations de coca pour la mafia.

Cela ne fait pas deux semaines que tu es en poste, et pourtant tu te sens aussi éreintéeici: épuisée, surmenée, fatigué que si tu étais présidente du pays depuis des années.

Des nouvelles te parviennent régulièrement concernant des assassinats mystérieux et des attaques de convoisgroupes/associationsmilitaires, derrière lesquels tu soupçonnes les principaux chefs des cartels de la drogue.

Tu as fait à tes électeurs une promesse électorale maintes fois entendue, qu’aucun de tes prédécesseurs n’a encore pu tenir: Contrôler le trafic de drogue par l’État.

Des soldats américains patrouillentfaire les cent pas en tant que poste ou garde en pleine rue.

L’influence des cartels de la drogue et des paramilitairesformations similaires à l'armée, qui organisent le flux de drogue à travers la frontière, est désormais telle que l’armée américaine est à nouveau intervenue en Colombie.

Mais cette intervention n’a fait qu’accroître la violence et les morts.

Ton plus gros problème est la corruption au sein de la police et de l’armée, et la pauvreté, qui s’est aggravée ces dernières années.

Elle incite les paysans à collaborer avec les cartels de la drogue et à s’enrichir.

La drogue fait partie de l’histoire colombienne depuis plus de 60 ans. Que faire pour y mettre enfin un terme?

De loin, tu vois déjà ton mari debout à la porte et qui te fait signe.

Depuis qu’il prend régulièrement des médicaments, il va mieux.

Pourtant, quelque chose d’inhabituel a dû se produire, tu le vois à la manière dont il se passe la main dans la barbe avec impatience.

“Tu ne vas pas le croire, s’exclame-t-il à bout de souffle, on a tiré sur la présidente !

On dit que la mafia est derrière tout ça…” Sa voix s’éteint.

Tu baisses la tête et entres dans la cabane. Des sentiments mélangés montent en toi.

Tu l’admirais, c’était une femme courageuse et intelligente. Mais la nouvelle loi qu’elle voulait faire passer t’aurait empêché de continuer à cultiver de la coca et à la vendre aux barons de la drogue.

La mafia est cruelle. Mais ils te donnent l’argent pour payer les médicaments de ton mari et pour que tes enfants aient une bonne éducation. C’est peut-être mieux comme ça.

Tu regrettes de t’être assis à l’extérieur.

Il fait à nouveau beaucoup trop chaud ici.

La serveuse t’apporte enfin un café issu du commerce équitable et ton journal préféré, le Frankfurter Allgemeine.

Tes activités spéculatives t’ont rendu riche. Très riche même.

Tu bois une gorgée de ce délicieux café arabica, tu ouvres le journal et tu survoles les gros titres :

La proportion de personnes absolument pauvres en Colombie continue d’augmenter – L’armée américaine se retire de Colombie –

Des élites corrompues en Colombie – Des chefs mafieux hors de contrôle…

Pas étonnant que ce pays n’ait pas de croissance économique… – Tu entends un petit ‘plop’. Un oiseau a chié dans ton café.